L. Marti: L’émergence du monde ouvrier en Suisse au XIXe siècle

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Titel
L’émergence du monde ouvrier en Suisse au XIXe siècle.


Autor(en)
Marti, Laurence
Reihe
Focus (30)
Erschienen
Neuchâtel 2019: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
142 S.
von
Anne-Vaïa Fouradoulas

En accord avec les visées de la collection Focus, Laurence Marti livre une synthèse exhaustive de l’histoire suisse du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Pour ce faire, l’auteure adopte différents angles d’approche: le contexte socio-économique, les représentations du monde du travail ou encore les évolutions concrètes de l’exercice professionnel. Elle brosse ainsi un tableau tout en nuances de l’identité ouvrière en devenir.

Comme le souligne Laurence Marti, l’intérêt du propos tient notamment à sa résonnance actuelle. Saisir les origines de la «question» ouvrière, c’est esquisser des pistes de compréhension de la situation contemporaine. L’une des ambitions initiales de l’ouvrage consiste à déconstruire certains mythes rattachés au mouvement ouvrier, qu’il s’agisse de son prétendu misérabilisme ou de son supposé militantisme. L’auteure s’attache, par exemple, à démontrer que la «fabrique», longtemps pensée dans l’imaginaire collectif comme toute puissante tant par sa stature que par sa présence dans le paysage suisse, était alors encore un lieu de travail marginal et de taille réduite.

L’ouvrage s’appuie sur une série d’études fouillées qui rendent compte de l’apparition du monde ouvrier en Suisse. Des données chiffrées étayent les allégations et des exemples précis de la vie d’alors illustrent le propos. Quelques images et photographies d’époque viennent aussi enrichir l’historique. De plus, loin de se borner à évoquer les grandes tendances de la période, Laurence Marti intègre des problématiques sous-jacentes souvent écartées des travaux synthétiques. Il en va ainsi de la thématique des femmes et des enfants. On y découvre une population lourdement mise à contribution dans le développement industriel qui ne récolte ni reconnaissance sociale, ni égards économiques pour les efforts fournis, sans compter une marge d’expression particulièrement ténue. Les secteurs du tourisme et des transports, parents pauvres des grandes recensions, trouvent ici une place de choix aux côtés de la métallurgie ou du textile, quant à eux fréquemment traités.

Le principal enseignement de l’étude est que le mouvement ouvrier a connu une affirmation progressive dans le courant d’un XIX e siècle balayé par de nombreuses crises. L’industrialisation fait son chemin à côté d’un secteur agricole toujours prédominant et de l’artisanat en atelier. L’évocation d’une révolution industrielle n’a pas cours en Suisse: il s’agit bien plutôt d’une «évolution graduelle». Ceci tient en grande partie à un développement inégal selon les dispositions cantonales et les secteurs d’activité. L’histoire du mouvement ouvrier n’étant pas homogène, l’identité de ce dernier ne peut être que disparate, du moins dans la première moitié du siècle. Laurence Marti illustre bien cette ambivalence entre, d’une part, une grande hétérogénéité dans le monde ouvrier et, d’autre part, l’ébauche d’une cohésion identitaire. La première configuration tient à la diversification qui se retrouve à de nombreux niveaux: métiers, lieux de travail, systèmes salariaux, législations locales, origines nationales, statuts sociaux, etc. La seconde configuration est redevable de plusieurs éléments fédérateurs du mouvement ouvrier qui affirmeront ses contours tout au long du XIX e siècle: mécanisation et fragmentation des tâches à l’origine de la transformation des métiers, conditions de travail, regroupement autour de la fabri que, activités de sociabilité, associations professionnelles, premiers soulèvements collectifs, etc.

Finalement, ce sont divers facteurs comme le mode de vie, les horaires, l’organisation familiale et la défense syndicale qui vont peu à peu forger un monde ouvrier distinct des autres catégories sociales de la population. La loi sur les fabriques, datant de 1877, offre aussi à la catégorie ouvrière une existence et un statut officiel en même temps qu’une visibilité. C’est donc graduellement que l’entité ouvrière trouve sa spécificité dans des faits concrets et dans les représentations sociétales.

S’adossant à des sources de seconde main, le livre constitue avant tout un recueil de faits objectifs, auquel il pourrait manquer une réflexion d’ensemble. L’étude se veut neutre et éloignée d’un courant d’analyse particulier au point d’occulter des notions conne xes, si ce n’est essentielles à la thématique ouvrière du XIX e siècle, comme le prolétariat ou la classe sociale. Faute de sources primaires et de témoignages, Laurence Marti n’explicite pas suffisamment la façon dont la catégorie concernée se pense et se caractérise de l’intérieur. Cependant, elle contourne en partie cet écueil en rendant bien compte de la manière dont celle-ci est définie par les têtes pensantes du mouvement ouvrier et par le «regard des autres» groupes – philanthropes, intellectuels, politiciens ou ecclésiastique.

L’auteure affiche une volonté de peindre une fresque principalement descriptive et factuelle. Cette option laisse au lecteur une marge d’interprétation et d’analyse des éléments livrés. Laurence Marti nous offre une photographie d’ensemble d’une catégorie sociale en pleine affirmation. Il s’en dégage une histoire équivoque, entremêlée de conditions de vie extrêmement rudes et de progrès sociaux comme techniques impressionnants.

Zitierweise:
Fouradoulas, Anne-Vaïa: Rezension zu: Marti, Laurence: L’émergence du monde ouvrier en Suisse au XIXe siècle, Neuchâtel 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (1), 2022, S. 157-158. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00102>.

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